« Assaf Shoshan. Intimes territoires, entre fiction et Histoire », par Amélie Adamo, Art Absolument
À l’origine des photographies d’Assaf Shoshan, un attachement profond à sa contrée natale, Israël, dont il réinterroge la réalité à travers une perspective à la fois historique et autobiographique. Mais l’oeuvre d’Assaf Shoshan s’ouvre au-delà de l’histoire d’un pays et d’un peuple. Empreinte d’une portée poétique, elle s’ouvre sur une dimension humaine fondamentale : la quête d’identité, le sentiment de l’exil et de l’appartenance. Ce qu’interrogent les fictions d’Assaf Shoshan ? L’étrangeté des retours en des endroits charges d’une mémoire à l’inquiétante familiarité. Le mystère des lieux de vie abandonnés au silence habité par des carcasses de béton et d’acier ; orchestre de fantômes jouant l’oraison d’un temps achevé. La difficulté d’être sur des terres étrangères, hostiles et instables. Et l’espoir de redéfinir les possibles d’intimes territoires. Face aux tremblements et déracinements de l’Histoire.
A.A. : Tu as commencé par étudier la philosophie. Qu’est ce qui t’as ensuite mené à explorer le champ des arts plastiques ?
A.S. : J’adorais les études de philosophie mais j’étais dyslexique et puis je savais que mon avenir n’était pas là, dans l’écriture. Par contre, j’avais vraiment besoin de m’exprimer. J’ai alors pensé faire de l’art, du cinéma ou de la photographie. Pendant mes études aux Beaux Arts, ce qui m’a de suite fasciné dans la photographie, c’est son immédiateté et la rapidité avec laquelle on peut créer une image qui exprime une pensée. C’est une manière d’intervenir dans la réalité et d’y poser un regard critique qui puisse lui donner un sens. Puis après deux ans à l’Académie, j’ai eu envie de voyager. J’ai alors quitté Israël pour m’installer à Paris. Pour des raisons essentiellement pratiques, car c’était moins cher que Londres ou New York et puis je voulais rester prés d’Israël.
A.A. : Tu n’as cessé depuis de travailler entre Paris et Israël. En quoi ce double ancrage nourrit-il ton travail ?
A.S. : Dans mon travail, je ne pense pas avoir directement pris quelque chose de la culture française. Par contre, il y a un grand avantage à vivre dans un autre pays. Cela permet de regarder autrement la culture dans laquelle j’ai grandi, de réexaminer ma propre histoire. Cette distance donne de nouvelles perspectives.
A.A. : Comment ces nouvelles perspectives, ce regard autre posé sur ton histoire, prennent-ils forme dans Territoires de l’Attente ?
A.S. : Deux choses m’ont particulièrement interpellé. D’une part, j’ai voulu réexaminer l’histoire du sionisme dans sa version israélienne officielle. Pour le sionisme, le peuple juif doit être rassemblé et revenir sur sa « Terre promise ». Il décrit ainsi les conséquences des évènements ayant mené à la construction de cette terre d’accueil : l’Etat d’Israël. Mais cette ré-interprétation de l’Histoire est une vision unilatérale : les événements que le sionisme dépeint comme étant « innocents » sont en réalité très problématiques et ont laissé d’importants stigmates dans le paysage israélien. D’autre part, en regardant l’histoire de ce peuple juif, nomade, déraciné et déchiré, de guerres en exil, je m’aperçois aujourd’hui que c’est une même situation absurde qui se répète, partout dans le monde. Avec d’autres peuples, d’autres réfugiés, immigrants et nomades. C’est cette réalité que j’ai voulu ré-interroger en m’appuyant sur ce qui se passe aujourd’hui en Israël.
Avec Territoires de l’attente, qu’il s’agisse des vidéos (sur les nomades bédouins, les réfugiés soudanais et les immigrés éthiopiens) ou des photographies (celles de paysages et villages palestiniens ou israéliens abandonnés à cause de déplacement des frontières), j’essaie de montrer la situation souvent ignoble et absurde que vivent les différentes populations composant l’Etat d’Israël. Des populations immigrantes, nomades ou réfugiées, qui ne sont pas toujours reconnues ni acceptées. Des populations que l’on force à se sédentariser ou que l’on chasse à cause de territoires occupés et de luttes de frontières.
A.A. : Cet engament politique a-t-il toujours été présent dans ton travail ?
A.S. : Même s’il y a toujours eu un côté politique dans mon travail, j’ai décidé d’être plus engagé en 2007, après les expositions « Home » à Paris et « Motsa » à Besançon. Motsa cela veut dire origine mais c’est aussi le nom de mon ancien village. Dans ces expositions, les séries présentées questionnaient déjà mon histoire et mes origines. Mais contrairement à Territoires de l’attente, où j’interroge l’histoire des réfugiés et nomades dans l’Etat d’Israël, ces séries faisaient référence à des éléments plus directement personnels. J’y photographie des lieux où j’ai vécu, comme le village Motsa ou le camp militaire dans lequel j’ai fait l’armée.
A.A. : Si l’on compare ces séries à Territoires de l’attente, ne retrouve-t-on pas une même approche de l’image située entre fiction et réalité ?
A.S. : Il y a en effet toujours dans mon travail un attachement à la réalité, une part un peu documentaire. Mais l’expérimentation technique (la lumière, le cadrage, le point de vue, la mise en scène) me permet de rajouter une dimension personnelle sur cette réalité et d’en donner une lecture nouvelle. Par exemple, dans les séries exposées à « Home » et « Motsa », les photographies sont réalisées la nuit. Cela amène une vision particulière. Les lieux, les personnes, sont vus autrement qu’en plein jour. La nuit, c’est comme si l’on était un peu étranger à la réalité. Lorsque j’ai pris ses photos, j’étais déjà installé en France et je revenais chez moi, en Israël. Je cherchais à saisir le mystère d’un paysage qui m’avait été familier mais que je regardais alors comme un étranger, d’un point de vue un peu extérieur. Les images rendent sensible ce sentiment ambigu de distance et d’appartenance, d’attachement et de répulsion. Dans Territoires de l’attente aussi, on retrouve cette double dimension. Avec Unknown village par exemple, il s’agit d’une vidéo tournée avec les bédouins dans le desert de Néguev. Il y a bien sur une part documentaire puisque ce sont de vrais bédouins filmés dans leurs conditions de vie réelles. Mais la manière de monter le film crée une dimension un peu fantastique : un à un, les personnages disparaissent sous une tente, sans que jamais l’un d’entre eux n’en ressorte. Une action normale et quotidienne devient ainsi, répétée dans un mouvement sans fin, une situation impossible et absurde. C’est comme une sorte de parabole de la vie, de la mort et d’une culture en train de disparaître : celle d’une société nomade forcée à se sédentariser. Dans Taaban encore, je filme un vrai réfugié soudanais dans un endroit existant, au sud d’Israël. Mais, placé sur un tapis roulant, je le montre en train de courir sans qu’il ne puisse réellement avancer. Seul le jour à l’horizon décline. Ce qui crée à nouveau une situation absurde et symbolise une difficulté d’être.
A.A. : Concernant l’interrogation de cette frontière entre réalité et fiction, autobiographie et Histoire, essentielle dans ta démarche, quels artistes t’ont particulièrement nourri ?
A.S. : Je n’ai jamais cherché à suivre ni à me référer directement à des modèles précis. Par contre, de manière plus générale, j’ai évidemment été influencé par toutes sortes d’expression, du cinéma à la photographie ou la littérature. En photographie, j’aime particulièrement le travail de Philip-Lorca DiCorcia et de Nan Goldin. Dans l’oeuvre de Nan Goldin, j’ai été intéressé par la part autobiographique, par le regard qu’elle porte sur sa vie et son entourage. Pour elle, la photographie de famille permet de créer une deuxième mémoire. Chez Philip-Lorca DiCorcia, les photographies associent des éléments documentaires avec un principe de construction de l’image de fiction. Qu’il s’agisse des mises en scènes ou du travail de la lumière, j’apprécie sa manière de réinventer et de faire parler autrement la réalité quotidienne. Au cinéma, j’ai adoré « Diary » réalisé par l’israélien David Perlov. Il y réside un aspect politique et documentaire auquel se mêle une dimension très intime. Le regard qu’il porte sur la réalité, de Paris à Tel Aviv, renvoie aux événements de la grande Histoire mais à travers des éléments qui se réfèrent aussi à sa vie et à sa famille. La beauté des images, la manière de filmer, donnent à son langage une dimension poétique qui en renforce le sens et transforme le documentaire en véritable oeuvre d’art.