Sur Assaf Shoshan, par Dennis Cooper

 

D’après ce que dit le poète américain Bill Knott, « devant la tombe d’un enfant, la seule chose à faire / est de s’allonger et de faire le mort ». Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce n’est pas là un conseil. Le poète ne veut pas dire non plus que certaines émotions sont trop profondes, trop personnelles ou trop lourdes pour pouvoir être partagées ou prendre valeur de symbole. Non, Bill Knott affirme la capacité singulière qu’a la poésie de créer du mystère là où ne semblaient exister que les faits les plus brutaux, et, ce faisant, d’inspirer une relation imaginaire profonde entre ceux qui ne peuvent concevoir la douleur de l’autre et ceux qui sont trop isolés dans leur souffrance pour envisager de la communiquer.

Comme Bill Knott, Assaf Shoshan cherche à rendre charismatique ce qui déborde d’affect. Mais il semblerait que son art, la photographie, soit mieux adapté que la poésie au surgissement du réel. De plus, en choisissant de montrer les dimensions émotionnelles et psychologiques de la vie en Israël aujourd’hui, Assaf Shoshan doit s’accommoder d’un ensemble rigide d’a priori et de préjugés qui pourraient aisément réduire ses sujets à des rubriques de statistiques nationales. On confond généralement vérité et naïveté. Depuis toujours, les photographes sont perçus comme les plus fiables chroniqueurs des guerres, des catastrophes et autres grands séismes précisément à cause de leur capacité de niveler et de minimiser des réalités extraordinairement déroutantes.

Avec leur pouvoir d’émotion, la façon dont elles traitent la réalité et leur fascination pour la vérité, les photographies de Shoshan nous interpellent en tant qu’œuvres d’art. Il refuse d’obéir à la règle selon laquelle le photographe doit fournir de magnifiques images quel qu’en soit le coût pour le sujet. Il exprime plutôt un respect si indéfectible pour les êtres et les lieux qu’il dépeint que ses clichés semblent en célébrer l’intimité. En fait, même averti de leur actualité, on ne peut que s’étonner et s’émerveiller de leur finesse esthétique, de la fusion qui s’y opère entre le ténébreux et l’intime. Devant nos yeux, ils s’embuent de la tendresse de leur auteur, telles les vitres d’une voiture glacée où l’on vient de prendre place.

L’œuvre d’Assaf Shoshan est singulièrement exempte des tropes et des trucs qui occupent la plupart des photographes contemporains. Son talent l’inscrit plutôt dans la lignée de formes artistiques bien plus ambitieuses. Ainsi, telle ruelle glauque, fermée comme une grotte, mal éclairée, rappelle le couloir paranormal de Lost Highway, de David Lynch; tels jeunes baigneurs anxieux, la nuit, sur une plage de Tel-Aviv, font penser à un tableau de maître. Assaf Shoshan a grandi dans le village israélien de Motsa, dont les environs et les habitants constituent toujours le noyau psychologique de son oeuvre. Quand il photographie ses proches, l’image appelle rêverie et désir de protection. Le monde qu’elle montre est idéalisé et structuré. Quand il s’aventure loin de chez lui, par exemple dans ses fascinantes photographies nocturnes d’un foyer de travailleurs isolé ou d’un camp militaire déserté, son appareil est aux aguets, lové dans les buissons comme un animal dont l’œil perçoit uniquement ce qu’il comprend et ce qu’il convoite.

La photographie d’Assaf Shoshan est bien trop affirmée et singulière, trop captivante et prégnante pour être étiquetée. La comparaison avec le travail, contemporain et tout aussi cinétique, de Gregory Crewdson ou de Tracey Moffatt, par exemple, met en lumière sa force dans la quête de la vérité émotionnelle; de même, par rapport à la photo de guerre traditionnelle, son style apparaît des plus classiques – celui de la peinture. Si utiles soient de telles associations quand on présente un nouvel artiste, elles ne peuvent rendre justice à l’œuvre d’Assaf Shoshan, où le monde, que nous voyions en noir et blanc, revêt une beauté, une ambiguïté et une expressivité sans précédent.

Dennis Cooper