Territoires de l’attente, par Laurent Vidal

 

Dans une vallée pierreuse et encaissée, avec pour seule compagnie un arbuste bien trop maigre pour offrir une ombre réconfortante : un homme court. Sa foulée semble légère, il regarde fixement devant lui. Il transpire, peu à peu le souffle lui manque et sa foulée s’alourdit. Le temps défile, le soleil se lève, pointe au zénith, puis se couche. Taaban court, mais n’avance pas.

Devant la rue Théodore Herzl, un passage piéton et un feu de signalisation. Des hommes et des femmes attendent que le flot des automobiles s’écoule, puis traversent lorsque le signal est au vert. Certains s’attardent, immobiles. Ceux qui ne traversent pas forment bientôt une masse compacte. Ils attendent. Comme Taaban dans le désert, ils n’avancent pas, retenus par une invisible barrière.

Saisies en un long plan fixe, ces courses immobiles ou interrompues disent l’attente des migrants – celle avide et focalisée, aux abords des frontières nationales, et celle résignée et absente de ces mêmes migrants, à l’intérieur du pays tant désiré, lorsqu’ils se trouvent confrontés à d’autres frontières, autrement plus infranchissables.

Assaf Shoshan, l’auteur de ces deux vidéos, a grandi dans le désert du Néguev. C’est là qu’il a posé son appareil photo. Dans l’observation du passage des hommes et des cristallisations de leurs traces, il a découvert les modernes Sisyphe, accomplissant leur peine, poussés par l’énergie de l’espérance et résignés à refaire sans cesse un chemin sans issue.

Le désert du Néguev est une enclave entre Europe, Afrique et péninsule arabique. Traversé, il y a bien longtemps de cela, par la route de l’encens, il n’a depuis cessé d’être un lieu de passage – nomades, migrants et réfugiés s’y côtoient, aux prises avec une frontière mouvante, où veillent, soupçonneuses, les armées de tous pays, depuis que des nations ont voulu y tracer des lignes de séparation.

Dans cette enclave, Assaf Shoshan photographie les hommes en attente et les paysages marqués par l’attente – les territoires de l’attente.

 

Cela fait longtemps que la compréhension de ce que j’appelle les territoires de l’attente me préoccupe : leur genèse, leur place dans nos sociétés modernes,ces « sociétés liquides » (Z. Bauman) saisies par des mobilités incessantes, mais se dotant de dispositifs pour la mise en attente et le contrôle des populations en déplacement.

C’est à l’articulation de ces mouvements et de ces pauses que naissent, fortuits ou volontaires, les territoires de l’attente. Majoritairement occupés par les hommes lents, les pauvres de la planète, les migrants que l’espérance a jeté sur les routes, les déplacés, les réfugiés ou les exclus de la vitesse que la globalisation impose à tous et à toute chose, ces territoires imposent un paysage de l’absurde – camps ou campements, barbelés ou barrières, murs ou toiles.

Dans ces territoires, les hommes lents vivent l’attente sur le mode du transitoire. Et c’est justement dans ces transitions, dans ces entre-deux, que prennent forme, de manière inopinée, inattendue, des coalescences(Durkheim), qui échappent la plupart du temps à toute tentative de contrôle, définissant de nouvelles lectures de l’espace et de ses potentialités, de nouveaux rapports au temps, de nouvelles solidarités… en somme, de nouvelles identités.

C’est pourquoi rendre compte de l’attente, c’est dire ce qui se passe quand il ne se passe rien (ou qu’il n’est censé rien se passer), et donc endosser une démarche poétique, attentive aux intensités faibles.

Voilà pourquoi la plus belle définition d’un territoire de l’attente pourrait être cet aphorisme de René Char : « une enclave d’inattendus et de métamorphoses ».  Souvent placés dans les marges, « au centre de l’écart » (Char),  où « le non-temps impose au temps la tyrannie de sa spatialité » (Aimé Césaire).

Décrire les territoires de l’attente, enclaves où s’éprouvent les sociétés modernes et leurs identités, c’est prendre le parti d’un regard en creux, qui privilégie l’observation des situations liminaires, les bords du politique.

 

La photographie sensible d’Assaf Shoshan raconte justement leurs naissances, leurs survivances et leurs chorégraphies singulières dans les paysages désertiques du Néguev.

Sous son regard, réfugiés et migrants sont en famille, prenant la pose, comme oubliant un instant leur condition. Mais bientôt une sensation force le regard : l’épouse toujours surplombe le mari, comme si elle avait pris le relais de l’énergie après tant d’épreuves. Le couple et les enfants se tiennent par la main ou se cherchant du regard, ils forment un cercle, un rempart contre les agressions du monde extérieur. C’est ici le Shakespeare d’Antoine et Cléopâtrequi vient à l’esprit : « L’éternitéétait dans nos lèvres et nos yeux». Or, quand l’épouse manque, les regards se dispersent, les blessures semblent plus vives. C’est par petites touches, par fines nuances que procède Assaf Shoshan, racontant l’attente extraordinaire qui met en marche et projette dans l’avenir, mais aussi l’attente angoissée qui naît de l’immobilité, d’une vie installée dans un présent immuable. On devine, dans ce qui déborde de ces photos, des trajets d’infortune et de chagrin, une cartographie de la détresse et de l’espoir, des murs invisibles dressés contre les indésirables.

Aux blessures des hommes répondent celles de la terre, mutilée par les frontières, lignes du doute et du deuil. Quand les frontières sont déplacées, leurs paysages absurdes s’imposent au regard. Ici, un village abandonné, que personne n’a jamais réinvesti, là un poste de garde qui ne garde plus rien, ou un hôtel qui n’accueille plus de clients, une prison délaissée. La vie, soudain, s’est retirée, ne laissant que des carcasses éventrées, peu à peu ravalées par la nature. Est-ce un hasard si, dans ces paysages d’ennui et d’entre-deux, Assaf Shoshan a découvert pour toute vie, un chien, un chien qui veille ? Cerbère gardant le royaume des morts…

Mais il n’y a pas, dans le désert du Néguev, que les hommes traversant les frontières, il y a ceux dont les frontières traversent l’univers de vie – ce sont les nomades, les Bédouins. Hommes du déplacement, à la grammaire de terre, les voici pourtant forcés à l’arrêt, installés aux abords des villes. Sous les pylônes électriques qui transportent à haute vitesse l’électricité vers la métropole frémissante, ils ont dressé d’étranges campements, faits de bric et de broc avec les restes de la ville. Leurs campements sont comme des enclaves de survie en attendant que les frontières soient à nouveau ouvertes et les déplacements à nouveau autorisés. Hommes des restes, hommes lents, ils inventent, à leur mesure, des territoires de l’attente.

Dans l’univers d’Assaf Shoshan, l’homme est traversé par le paysage comme le paysage est traversé par l’homme : ils se fondent et se confondent pour donner naissance à des concrétions hybrides. Et c’est par une attention aux fragments qui demeurent à la surface des choses après leur abandon, qu’il en saisit les contours, sous la forme de « dormances » (Bailly) ou de cristallisations inattendues, pour révéler « l’espace sans ciel et le temps sans profondeur » (Camus)des hommes déplacés – ombres volées à des instants fragiles.

Laurent Vidal